sur la presence
Paru dans la revue Recto Verseau, juin 2014.
Je suis là, à demi-couché dans l’herbe, avec comme seule compagnie ces pages blanches à remplir. J’essaie de faire le vide dans ma tête mais des pensées jaillissent et je n’arrive pas à ne pas m’y intéresser. Au moins, je sais pourquoi je suis là : écrire à propos de ce que j’appelle la présence.
Deux joggeurs passent derrière moi, tels deux nouvelles pensées, au pas de course. J’ai le trac de ne pas y arriver. J’ai besoin d’aide. Mais qui est là pour m’aider ? Oh il y a bien quelques oiseaux qui gazouillent à droite et à gauche mais ils ont l’air bien trop occupés. Un bourdon zigzague au ras du sol, nettement moins vite déjà que les coureurs. Serait-ce un bon présage ?
Bon, je sais que la respiration est la clé. Alors je me lance.
Une fois, deux fois, trois fois… en ralentissant.
Quelque chose a changé. Oui je le sens. C’est presque imperceptible mais quelque chose semble s’être allégé. « Recommence ! » me dit la petite voix.
Une fois, deux, trois. Tiens, mon visage se détend. Je n’avais pas remarqué qu’il y avait un peu de vent. Tout d’un coup, une idée surgit. Mais pas comme celles d’avant. Plus fraîche, plus claire, plus pertinente : l’aide dont j’ai besoin, c’est toi, lecteur ! Et je te tutoie car la distance qui nous sépare en même temps nous rapproche. Toi que maintenant j’arrive à entrevoir de l’autre côté du miroir qu’est ce texte. Je t’imagine m’imaginant… quand un éclair noir me réveille : une corneille ! Oulala, j’étais l’espace d’un instant parti dans un délire.
« Allez, on y retourne », mais cette fois ensemble, toi et moi, car nous savons tous deux qu’ici les mots ne suffisent pas. Une fois, deux fois, trois fois… en ralentissant.
Un peu de temps passe. Je n’ai plus rien écrit depuis quelques minutes. Je me suis fait prendre au jeu de la présence. Elle est arrivée quand j’ai baissé la garde, au moment précis où j’ai lâché l’idée de vouloir la capturer.
Le pas le plus dur est franchi, le premier. Une joggeuse passe maintenant devant moi et je coure avec elle. Ou plutôt nous courons avec elle si tu as décidé de nous accompagner. Les oiseaux sont toujours là bien sûr et le bourdon repassera à coup sûr. Rien n’a vraiment changé et pourtant je perçois une différence. Comme si j’attendais moins que quelque chose ne m’arrive. Je ne me sens plus seul et ce texte semble s’écrire sans effort. Je ne suis plus qu’un témoin et toi, un confident.
Soudain, une pensée : « il n’y a rien à comprendre et il n’y a rien à faire… D’ailleurs j’ai respiré pour toi et tu as lu pour moi. » Oups je l’ai reperdue !
De retour à la maison. D’autres pages blanches. Retourner vers le présent. Te retrouver, lecteur… mais où ? Ah oui, cette fois, l’espace sera notre clé.
Curieux, rien que d’avoir évoqué cela, je sens un frisson me parcourir. Ah oui, j’ai un corps ! Et même juste là, je peux sentir mes vêtements. Mieux, j’arrive même à me sentir tout nu dans mes habits et ça chatouille… Suis-moi, intériorisons-nous ! Couche après couche, la peau dessus et puis dessous, le sang qui pulse, les os qui tiennent et le corps subtil qui infuse. Et redevenir aussi léger qu’une idée. Une idée dans l’espace. Un espace sans idée.
Ouf, on respire mieux ici, tu ne trouves pas ?
Un nouveau jour se lève. Mon amie Faustine nous rejoint. Et avec elle, d’autres pistes, d’autres perspectives. A trois, on est encore plus fort !
Une expérience avant de sortir : comme il est difficile pour la plupart d’entre nous de s’empêcher de penser, tentons l’inverse. Qu’est-ce que ça fait quand on se force à penser plus ? Une minute chrono de pensées intenses suivie d’une minute de relâchement et d’observation, c’est parti !
Pour Faustine, la première minute est épuisante, elle remarque même que sur chaque pensée « forcée », d’autres pensées viennent se greffer. Un état non tenable sur le long terme, comme un morceau de musique qui a tendance à s’emballer et dont on espère une montée en puissance… mais qui ne vient jamais ! Et ensuite, ce relâchement… à la fois psychique et physique, comme sortir d’une boîte de nuit et se retrouver dans le silence d’une rue déserte.
On enfile les manteaux et on quitte l’appartement. Huit heures à tuer et ce texte à finir comme l’exploration d’une Terra Incognita. Faustine n’a pas vraiment le sens de l’orientation et ne connaît pas les lieux, c’est donc elle qui nous guide. Moi je note les détails, surtout les plus insignifiants. Il bruine, le temps idéal.
Pause photo près d’une décharge de ferraille. Faustine aime les objets déstructurés et « le temps est ce que nous avons de plus », me dit-elle.
Un bus passe à l’angle de la rue et comme la pluie redouble, je propose de prendre le suivant, qu’importe sa direction, comme une sorte d’exercice de lâcher-prise. Elle acquiesce sans broncher. On profite des quelques minutes avant qu’il n’arrive pour acheter du chocolat suisse qu’elle compte offrir à un ami en rentrant. Arrivé devant l’immense étalage de tablettes, je lui propose un deuxième exercice : fermer les yeux, tourner sur elle-même et laisser le hasard décider. Elle accepte l’exercice mais pas le choix de la tablette qu’elle juge trop décevant. Pas si facile quand il y a une attente derrière ! On sort donc les mains vides, croisons une dame qui a exactement le même parapluie à pois bleus et montons dans un bus nommé « Georgette ».
Et là, sans prévenir, un moment parfait s’invite. Un instant où tout fait sens, où chaque son nous parle, où chaque regard est compris… comme emportés par une vague de présence. Quelques mots : « Je ne suis pas étonnée, je sais quand ça arrive et quand ça arrive, je prends. C’est quelque chose entre « être disposée à » et « être disponible », un mot qui n’existe pas ».
On sort à cet arrêt. Sans intérêt particulier, la banlieue, le trou. D’où ce nouveau challenge : suspendre notre jugement et explorer cet espace imprévu, au hasard des rues et des phrases, concentrés tous trois à ne pas avoir d’attentes. Pas de stimulation, pas de hâte, pas de direction. Se tenir l’un l’autre dans cet instant qui ne vaut que par lui-même.
Un peu plus loin, un petit bois, l’ail des ours, mal aux pieds, quelques doutes, fou-rire, plus de doutes et puis une découverte insolite : un bar bolivien attaché à un bowling dans une zone industrielle. Comme une évidence, on commande un jus de fruit aux allures exotiques et on se prête à une partie de bowling, la dernière datant d’il y a 15 ans. Et pourtant, la surprise d’un strike chacun… curieuse journée.
Dans le train du retour, toujours ralentis par notre journée d’errance, un dernier exercice. Observer le flux bruyant des voyageurs qui vont de façon si déterminée vers un ailleurs, nous qui avons flirté, le temps d’un silence, avec nulle part.
Ce que j’ai essayé de faire passer dans ce texte, c’est du vécu. Je n’ai rien de plus à partager que mon honnêteté. Les moments de présence, si essentiels pour moi, ont l’air de se manifester plus clairement et fréquemment dans ma vie, au fur et à mesure que ma capacité à refuser de choisir se développe. Je ne pense pas qu’ils soient plus nombreux qu’avant mais certainement plus remarqués.
Raoul Boffing
Je suis là, à demi-couché dans l’herbe, avec comme seule compagnie ces pages blanches à remplir. J’essaie de faire le vide dans ma tête mais des pensées jaillissent et je n’arrive pas à ne pas m’y intéresser. Au moins, je sais pourquoi je suis là : écrire à propos de ce que j’appelle la présence.
Deux joggeurs passent derrière moi, tels deux nouvelles pensées, au pas de course. J’ai le trac de ne pas y arriver. J’ai besoin d’aide. Mais qui est là pour m’aider ? Oh il y a bien quelques oiseaux qui gazouillent à droite et à gauche mais ils ont l’air bien trop occupés. Un bourdon zigzague au ras du sol, nettement moins vite déjà que les coureurs. Serait-ce un bon présage ?
Bon, je sais que la respiration est la clé. Alors je me lance.
Une fois, deux fois, trois fois… en ralentissant.
Quelque chose a changé. Oui je le sens. C’est presque imperceptible mais quelque chose semble s’être allégé. « Recommence ! » me dit la petite voix.
Une fois, deux, trois. Tiens, mon visage se détend. Je n’avais pas remarqué qu’il y avait un peu de vent. Tout d’un coup, une idée surgit. Mais pas comme celles d’avant. Plus fraîche, plus claire, plus pertinente : l’aide dont j’ai besoin, c’est toi, lecteur ! Et je te tutoie car la distance qui nous sépare en même temps nous rapproche. Toi que maintenant j’arrive à entrevoir de l’autre côté du miroir qu’est ce texte. Je t’imagine m’imaginant… quand un éclair noir me réveille : une corneille ! Oulala, j’étais l’espace d’un instant parti dans un délire.
« Allez, on y retourne », mais cette fois ensemble, toi et moi, car nous savons tous deux qu’ici les mots ne suffisent pas. Une fois, deux fois, trois fois… en ralentissant.
Un peu de temps passe. Je n’ai plus rien écrit depuis quelques minutes. Je me suis fait prendre au jeu de la présence. Elle est arrivée quand j’ai baissé la garde, au moment précis où j’ai lâché l’idée de vouloir la capturer.
Le pas le plus dur est franchi, le premier. Une joggeuse passe maintenant devant moi et je coure avec elle. Ou plutôt nous courons avec elle si tu as décidé de nous accompagner. Les oiseaux sont toujours là bien sûr et le bourdon repassera à coup sûr. Rien n’a vraiment changé et pourtant je perçois une différence. Comme si j’attendais moins que quelque chose ne m’arrive. Je ne me sens plus seul et ce texte semble s’écrire sans effort. Je ne suis plus qu’un témoin et toi, un confident.
Soudain, une pensée : « il n’y a rien à comprendre et il n’y a rien à faire… D’ailleurs j’ai respiré pour toi et tu as lu pour moi. » Oups je l’ai reperdue !
De retour à la maison. D’autres pages blanches. Retourner vers le présent. Te retrouver, lecteur… mais où ? Ah oui, cette fois, l’espace sera notre clé.
Curieux, rien que d’avoir évoqué cela, je sens un frisson me parcourir. Ah oui, j’ai un corps ! Et même juste là, je peux sentir mes vêtements. Mieux, j’arrive même à me sentir tout nu dans mes habits et ça chatouille… Suis-moi, intériorisons-nous ! Couche après couche, la peau dessus et puis dessous, le sang qui pulse, les os qui tiennent et le corps subtil qui infuse. Et redevenir aussi léger qu’une idée. Une idée dans l’espace. Un espace sans idée.
Ouf, on respire mieux ici, tu ne trouves pas ?
Un nouveau jour se lève. Mon amie Faustine nous rejoint. Et avec elle, d’autres pistes, d’autres perspectives. A trois, on est encore plus fort !
Une expérience avant de sortir : comme il est difficile pour la plupart d’entre nous de s’empêcher de penser, tentons l’inverse. Qu’est-ce que ça fait quand on se force à penser plus ? Une minute chrono de pensées intenses suivie d’une minute de relâchement et d’observation, c’est parti !
Pour Faustine, la première minute est épuisante, elle remarque même que sur chaque pensée « forcée », d’autres pensées viennent se greffer. Un état non tenable sur le long terme, comme un morceau de musique qui a tendance à s’emballer et dont on espère une montée en puissance… mais qui ne vient jamais ! Et ensuite, ce relâchement… à la fois psychique et physique, comme sortir d’une boîte de nuit et se retrouver dans le silence d’une rue déserte.
On enfile les manteaux et on quitte l’appartement. Huit heures à tuer et ce texte à finir comme l’exploration d’une Terra Incognita. Faustine n’a pas vraiment le sens de l’orientation et ne connaît pas les lieux, c’est donc elle qui nous guide. Moi je note les détails, surtout les plus insignifiants. Il bruine, le temps idéal.
Pause photo près d’une décharge de ferraille. Faustine aime les objets déstructurés et « le temps est ce que nous avons de plus », me dit-elle.
Un bus passe à l’angle de la rue et comme la pluie redouble, je propose de prendre le suivant, qu’importe sa direction, comme une sorte d’exercice de lâcher-prise. Elle acquiesce sans broncher. On profite des quelques minutes avant qu’il n’arrive pour acheter du chocolat suisse qu’elle compte offrir à un ami en rentrant. Arrivé devant l’immense étalage de tablettes, je lui propose un deuxième exercice : fermer les yeux, tourner sur elle-même et laisser le hasard décider. Elle accepte l’exercice mais pas le choix de la tablette qu’elle juge trop décevant. Pas si facile quand il y a une attente derrière ! On sort donc les mains vides, croisons une dame qui a exactement le même parapluie à pois bleus et montons dans un bus nommé « Georgette ».
Et là, sans prévenir, un moment parfait s’invite. Un instant où tout fait sens, où chaque son nous parle, où chaque regard est compris… comme emportés par une vague de présence. Quelques mots : « Je ne suis pas étonnée, je sais quand ça arrive et quand ça arrive, je prends. C’est quelque chose entre « être disposée à » et « être disponible », un mot qui n’existe pas ».
On sort à cet arrêt. Sans intérêt particulier, la banlieue, le trou. D’où ce nouveau challenge : suspendre notre jugement et explorer cet espace imprévu, au hasard des rues et des phrases, concentrés tous trois à ne pas avoir d’attentes. Pas de stimulation, pas de hâte, pas de direction. Se tenir l’un l’autre dans cet instant qui ne vaut que par lui-même.
Un peu plus loin, un petit bois, l’ail des ours, mal aux pieds, quelques doutes, fou-rire, plus de doutes et puis une découverte insolite : un bar bolivien attaché à un bowling dans une zone industrielle. Comme une évidence, on commande un jus de fruit aux allures exotiques et on se prête à une partie de bowling, la dernière datant d’il y a 15 ans. Et pourtant, la surprise d’un strike chacun… curieuse journée.
Dans le train du retour, toujours ralentis par notre journée d’errance, un dernier exercice. Observer le flux bruyant des voyageurs qui vont de façon si déterminée vers un ailleurs, nous qui avons flirté, le temps d’un silence, avec nulle part.
Ce que j’ai essayé de faire passer dans ce texte, c’est du vécu. Je n’ai rien de plus à partager que mon honnêteté. Les moments de présence, si essentiels pour moi, ont l’air de se manifester plus clairement et fréquemment dans ma vie, au fur et à mesure que ma capacité à refuser de choisir se développe. Je ne pense pas qu’ils soient plus nombreux qu’avant mais certainement plus remarqués.
Raoul Boffing